Créations en amateur, oeuvres participatives, co-créations, projets de territoire, les expressions pour nommer la contribution de « non-professionnel·les » à la fabrique du spectacle prolifèrent.
Qu’il s’agisse de s’engager dans un processus de création au long cours ou de se prendre au jeu de la scène le jour même, de contribuer dans l’ombre ou de s’exposer à la lumière des projecteurs, de reprendre une pièce historique ou de réaliser une forme inédite, l’engagement du•de la spectateur•rice est majoritairement vécu comme une expérience « hors du commun ». Au croisement d’enjeux esthétiques et éthiques, le colloque souhaite examiner les pratiques et les oeuvres du secteur chorégraphique comme un laboratoire d’expérimentation de réponses singulières et fécondes, face à l’injonction généralisée à la participation.
« Pratiques amateur, danses inclusives, postures engagées : la participation des publics à la création chorégraphique »
Sous la direction de Claudia Palazzolo et Marie Quiblier
La journée d’étude souhaite interroger l’articulation des notions d’engagement et de participation dans la création chorégraphique contemporaine. Danses en amateur, œuvres participatives, co-créations, projets de territoire, les dénominations prolifèrent mettant en lumière une disposition particulière du secteur chorégraphique à inclure "des non-professionnel·le·s" dans la fabrique du spectacle. De l’amateur·rice au·à la spectateur·rice, en passant par le·la témoin, l’habitant·e, le·la non-danseur·euse, la participation convoque des manières de "faire ensemble" diverses et variées (adresses aux publics, modes de recrutement et outils de mobilisation, temporalités et dynamiques de projet, financement et cadre administratif, signature).
Qu’il s’agisse de s’engager dans un processus de création au long cours ou de se prendre au jeu de la représentation le jour même, de contribuer dans l’ombre ou de s’exposer à la lumière des projecteurs, de reprendre une pièce historique ou de réaliser une forme inédite, l’engagement du·de la citoyen·ne lambda à l’œuvre est majoritairement vécu comme une expérience "hors du commun" valorisée comme telle. Jacques Rancière, dont le nom est sans cesse convoqué pour faire valoir le "partage du sensible" et la "redistribution des places" supposés dans les démarches participatives, propose une toute autre analyse de la situation : « Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant et l’activité propre aux spectateurs».[1] Or, peu importe la pluralité des approches, la mise à contribution des publics s’accompagne dans la majorité des cas, d’un discours (porté autant par les artistes, les structures que les politiques publiques) qui tend à homogénéiser les intentions, à taire les contradictions, à lisser les irrégularités, sous couvert d’émancipation, de démocratisation et d’inclusion. Qu’est-ce qui se dit dans cet appel renouvelé à prendre une part active dans la création ? De quoi cette injonction à la participation dans le secteur chorégraphique est-elle le signe ? Y a-t-il des invariants, des récurrences, des similarités dans ces pratiques chorégraphiques (malgré leur hétérogénéité) ? Dans ce cas, l’appétence de la danse contemporaine pour les formats participatifs serait-elle l’expression de quelque chose de "spécifiquement chorégraphique" relatif à la façon dont le médium engage (mouvemente[2]) ses publics ? Au croisement d’enjeux esthétiques et éthiques, la réflexion portée sur les œuvres, les projets et les pratiques proposent de considérer la danse contemporaine à la fois comme une chambre d’écho des questions qui agitent nos sociétés contemporaines, et comme un laboratoire d’expérimentation de réponses singulières, circonstanciées et fécondes.
1/ Axes historiques et esthétiques
Face à la récurrence du modèle participatif dans les discours, les pratiques et les formes, le chercheur doit s’interroger : les danses participatives sont-elles vraiment spécifiques à l’époque actuelle ? Dans quelles mesures les danses des amateur·rice·s ont-elle nourri la création chorégraphique par le passé ? Peut-on retracer une histoire des œuvres chorégraphiques à l’aune de cette interaction entre danseur·euse·s amateur·rice·s et professionnel·le·s ? Peut-on considérer certaines saisons de l’histoire de la danse comme étant plus "inclusives" que d’autres ? Les interventions suivant cet axe pourront présenter des cas d’études d’œuvres du passé, mais aussi se pencher sur des tendances ou des genres, abordés sous le prisme de la place accordé aux non-professionnel·le·s.
S’intéressant également au travail de création, il s’agira de discuter ce qui nourrit le désir des artistes chorégraphiques à créer avec et pour des interprètes non-expérimenté·e·s ? Qu’est-ce que l’amateur·rice aurait que le·la professionnel·le n’a pas ou n’a plus ? « L’amateur n’a aucune connaissance, et d’habitude il ou elle fait ce que je demande parfaitement bien. Les professionnels, malheureusement, ont naturalisé plusieurs façons d’être sur scène ; danseurs contemporains, ils n’en ont plus conscience. Je trouve cela dégoûtant parce qu’ils reproduisent la même chose encore et encore sans en avoir conscience. Pour moi, c’est un cauchemar – voilà comment j’ai appris que la danse contemporaine était morte! »[3] Quand Jérôme Bel présente l’ignorance de l’amateur·rice comme un remède "imparable" à la nécrose qui menace selon lui le spectacle de danse "trop bien huilé", ses propos nous laissent également entendre les risques d’instrumentalisation du "corps piéton"[4] inhérents à l’autorité qu’exerce le·la créateur·rice sur son œuvre. Qu’en est-il alors de l’expérience du·de la spectateur·rice dans les gradins ? Dans quelles mesures la vulnérabilité, l’innocence, la maladresse ainsi convoitées, exposées, mises en scène engagent-elles à une réévaluation des "normes" esthétiques, physiques, scéniques du spectacle de danse ? A l’appui de cas concrets et d’expériences singulières, cet axe sera l’occasion d’examiner les questions de création et de réception que l’art participatif adresse à l’œuvre chorégraphique.
2 / Axes sociologique, politique et économique
Au-delà des perspectives esthétiques et historiques, l’implication de "non-professionnel·le·s" dans le processus de création des œuvres a des répercussions d’ordre techniques et pragmatiques que ce soit au sein de la fabrique du spectacle, sur le paysage institutionnel, ou dans la relation aux publics. Loin de minimiser ces approches, la journée d’étude propose de considérer les dimensions administratives, juridiques, économiques, politiques, humaines et sociologiques de la recrudescence des projets participatifs dans le secteur chorégraphique.
Souscrivant au point de vue d’Isabelle Ginot qui, dans son texte intitulé « Du piéton ordinaire » publié dans l’ouvrage* Corps (in)croyables postule « que le corps piéton est une catégorie esthétique, produite par le champ de la danse professionnelle »[5]*, notre réflexion souhaiterait examiner également de quelles manières le développement de la participation des publics à l’œuvre constituerait une "stratégie" politique et institutionnelle pour adapter la création chorégraphique aux enjeux de démocratisation du service public de la culture. Est-ce que la participation de non-professionnel·le·s à la création déplace le travail des administrateur·rice·s, des chargé·e·s production et diffusion, des médiateur·rice·s? En quoi la mise à contribution des publics modifie-t-elle les interactions entre les professionnel·le·s et les non-professionnel·le·s, la place qui leur accordée dans les structures, les relations aux territoires, ou encore les attentes et le "devenir" spectateur·rice et les "profils" des usagers ? Autant de questions que le colloque souhaiterait aborder en portant une attention particulière aux modalités de mise en œuvre des projets dans leurs dimensions opérationnelle et humaine : appels à participation ou mobilisation, processus de recrutement et/ou d’audition, organisation collective et formes de gouvernance du groupe des participant·e·s, dynamique et durée de projets, montage partenarial.
Dans quels cadres administratifs et juridiques s’inscrit la participation de l’individu "ordinaire" à la création ? Comment la contribution du public se formalise-t-elle contractuellement ? Bénévole, stagiaire, salarié·e ou simple participant·e ? La diversité des situations et la multiplicité des statuts mettent en exergue la complexité, voire l’impensé structurel de la place du·de la "non-professionnel·le" qui contribue à l’entreprise collective de production d’un spectacle. Derrière le problème administratif de l’encadrement, se déplie une série de questions relatives à la qualification de l’activité exercée comme la rétribution de l’engagement, la relation de subordination, le partage des responsabilités et des droits. C’est l’ensemble de l’organisation sociale du spectacle vivant qui doit s’adapter à l’arrivée de ses nouveaux "protagonistes" et revoir sa copie, non seulement à l’échelle d’un projet ou d’une création, mais plus globalement, au niveau des textes, des accords, des outils qui structuraient auparavant le secteur, sur la base d’une distinction étanche entre deux catégories: les professionnel·le·s impliqué·e·s pendant le processus et sur scène d'un côté, et les non-professionnel·le·s tenu·e·s à l’extérieur de la fabrique de l'autre. Une question se pose alors : le recours aux amateur·rice·s aurait-t-il un impact sur l’emploi du·de la danseur·euse professionnel·le ?
L’usage inflationniste du "participatif" s’inscrit dans un contexte plus large de crise de la démocratie représentative qui voit les notions d’empowerment, de droits culturels et d’inclusion, mobilisées massivement comme critères d’orientation, de financement et d’évaluation des politiques publiques. Dans le secteur chorégraphique comme ailleurs, les dispositifs, les mesures et les financements fléchés, en faveur de l’implication des publics se multiplient (émanant autant des services centraux et déconcentrés de l’Etat que des collectivités). Si le volontarisme des pouvoirs publics en matière de participation engage sur le long terme un rééquilibrage des moyens entre production, diffusion et médiation et une redistribution des rapports de force entre création et sensibilisation (au sein des institutions), il favorise également l’intrusion du politique dans les dynamiques de création, ne serait-ce que par la "manne financière" alors allouée à ces préconisations. Où en est-on aujourd’hui ? De la démocratisation culturelle à la démocratie culturelle, quel rôle joue la participation dans les évolutions structurelles et économiques du spectacle vivant ?
PLANNING DETAILLE 9h15: Accueil des participant.e.s 9h30: Avant-propos de Claudia Palazzolo et Marie Quiblier
APPROCHES ESTHETIQUES : Participation des publics et désœuvrement 9h45 : « Titan de Rudolf Laban (1927) ou comment une œuvre de danse chorale déjoue la catégorisation danseurs amateurs/danseurs professionnels » par Axelle Locatelli
10h15 : « Figures d’amateur·rice en spectateur·rice : A propos d’histoire(s) d’Olga de Soto et Cour d’honneur de Jérôme Bel » par Marie Quiblier
10h45 : « Foules d’Olivia Grandville : processus et enjeux d’un projet pour interprètes amateurs » par Pauline Boivineau et Nathalie Schieb-Bienfait
11h15 : Pause
11h30 : Rencontre avec Boris Charmatz (sous réserve)
12h15 : Discussion
12h30 : Pause
APPROCHES CULTURELLES : Participation des publics et émancipation 14h30 : « Créer «par et pour les femmes» en contexte institutionnel : la démarche patchwork de Yué # Sororité » par Séverine Ruset 15h00 : « Danser son âge, est-ce un spectacle ? Quand des femmes de plus de 60 ans s’engagent de l’autre côté du miroir. Le cas du projet Blitz over 60 à la 12e édition du festival Gender Blender à Bologne » par Aurélie Marchand 15h30 : « Assemblé, une expérience au croisement de l’intime et du collectif » par Fanny Delmas 15h30 : Discussion 16h00 : Pause 16h45 : Retours sur le Défilé de la Biennale de la danse 17h30 : Clôture de la journée
Organisé par le laboratoire de recherche Passages XX-XXI Université Lyon 2
Avec le soutien de la MGEN, partenaire de la Biennale